Le chardonneret de Donna Tart

Le chardonneret de Donna Tart

Gros comme une bible, un roman de 1000 pages dont le petit grammage n'a rien à envier à la taille des caractères d'imprimerie, dans lequel il faut avoir envie de s'oublier. 1000 pages c'est long, plusieurs semaines de lecture, mais c'est ce qui fait aussi tout son charme, toute notre histoire, tout sauf une lecture légère à la semaine.

Entre les lignes...entre hasards, coïncidences, entre écorchés qui se croisent, se reconnaissent, à la vie à la mort...on voyage de New York à à Amsterdam en revenant par le désert qui entoure Los Angeles. On souffre, on halète avec l'enfant du vide que peuvent laisser nos parents partis trop tôt. On plane dans les addictions naissantes adolescentes, jusqu'à plus soif. On suit Théo jusqu'à l'âge adulte, dans le monde de l'art et l'odeur de térébenthine chargée d'histoires d'une brocante amoureuse. On est sur le fil de sa vie, de sa survie, de ses fantômes, et sur le fil conducteur de la beauté de cette œuvre du Chardonneret de Fabritius, peintre hollandais du XVème siècle. Du noir, du désespoir, beaucoup de pessimisme, le tout sauvé par la beauté de l'art et l'intensité des relations, l'amour inavoué ...

Une multitude de petits miroirs étonnants m'ont relié à ce livre (Prix Pulitzer 2014). Je l'ai vécu, j'y ai survécu, je l'ai vibré et aimé jusque dans ses longueurs, sa poésie, ses perles philosophiques, ses délicieux instants de détails cinématographiques comme je les aime.

… cela faisait certainement des années que je ne m’étais pas secoué de ma stupeur pétrie de malheur et d’égocentrisme; entre l’anomie et la transe, l’inertie et mon propre coeur à ronger, il y avait plein de gestes gentils et faciles à côté desquels je passais chaque jour...

Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu'a Dieu de rester anonyme ?

Le Chardonneret

De toute évidence "l'inquiétude" était la marque d'une personne primitive et non évoluée spirituellement. C'était quoi déjà, ce vers de Yeats à propos des sages chinois dubitatifs ? Tout s'écroule et tout se reconstruit. D'anciens regards étincelants de sagesse. Depuis des siècles les gens avaient enragé, pleuré, détruit des choses et gémi à propos de leurs piteuses existences - à quoi celà servait-il ? Toute cette tristesse inutile ? En tant qu'êtres sensibles, n'étions-nous pas mis sur Terre pour être heureux pendant la brève période ui nous était accordée ?

Le Chardonneret

Mais dépression n'était pas le mot juste. Il s'agissait d'un plongeon dans le chagrin et le dégoût, ça allait bien au-delà de la sphère personnelle, une nausée écœurante en réaction à l'humanité et à toute entreprise humaine depuis la nuit des temps, et qui me lessivait. Les convulsions répugnantes de l'ordre biologique. La vieillesse, la maladie, la mort. Pas d'échappatoire. Pour personne. Même ceux qui étaient beaux étaient comme des fruits ramollis sur le point de pourrir. Et pourtant, tant bien que mal, les gens continuaient de baiser, de se reproduire et d'affourager la tombe, produisant de plus en plus de nouveaux êtres qui souffriront comme si c'était chose rédemptrice ou bonne, ou même, en un sens, moralement admirable : entraînant d'autres créatures innocentes dans le jeu perdant-perdant. Des bébés qui se tortillent et des mères qui avancent d'un pas lourd, suffisant, shootés aux hormones. Oh, comme il est mignon ! Ooooooh. Des gamins qui crient et qui glissent sur le terrain de jeux sans la moindre idée des futurs enfers qui les attendent : boulots ennuyeux et emprunts immobiliers ruineux, mauvais mariages, calvitie, prothèses de la hanche, tasses de café solitaires dans une maison vide et poche pour colostomie à l'hôpital. La plupart des gens semblaient satisfaits du mince vernis décoratif et de l'éclairage de scène artistique qui, parfois, rendaient l'atrocité basique de la condition humaine plus mystérieuse ou moins odieuse. Les gens s'adonnaient au jeu, au golf, travaillaient, priaient, plantaient des jardins, vendaient des actions, copulaient, achetaient de nouvelles voitures, pratiquaient le yoga, redécoraient leurs maisons, s'énervaient devant les infos, s'inquiétaient pour leurs enfants, cancanaient sur leurs voisins, dévoraient les critiques de restaurants, fondaient des organisations caritatives, soutenaient des candidats politiques, assistaient aux matches de tennis de l'US Open, dînaient, voyageaient et se distrayaient avec touts sortes de gadgets et de trucs, se noyant sans cesse dans l'information, les textos, la communication et la distraction tous azimuts pour tenter d'oublier : où nous étions et ce que nous étions. Mais sous une forte lumière il n'y avait rien de positif à voir. C'était pourri de A jusqu'à Z. Faire vos heures au bureau ; pondre consciencieusement vos 2,5 enfants ; sourire poliment au moment de votre départ à la retraite ; puis mâchouiller votre drap et vous étouffer sur vos pêches au sirop en maison du même nom. Mieux valait ne jamais être né – ne jamais avoir désiré quoi que ce soit, ne jamais avoir rien espéré.

Je regarde les visages inexpressifs des autres passagers qui soulèvent leurs porte-documents, leurs sacs à dos, et traînent des pieds pour débarquer et je pense à ce qu’a dit Hobie : la beauté modifie le grain de la réalité. Je continue aussi de penser à la sagesse plus conventionnelle : à savoir que la poursuite de la beauté pure est un piège, une voie rapide menant à l’amertume et au chagrin, parce que la beauté doit être associée à quelque chose de plus profond.

Les événements auraient mieux tourné si elle était restée en vie.

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